Depuis bientôt quatre ans, on évoque un projet de liaison lacustre régulière entre les débarcadères de Bellevue et de Corsier : la Voie Bleue. Une navette lacustre entre les deux rives du Petit-Lac répondrait partiellement au problème des pendulaires qui habitent sur une rive et travaillent sur l’autre rive, en leur évitant les embouteillages sur les quais et le pont du Mont-Blanc. L’initiative de ce projet est due à la banque privée Lombard & Odier, dans la perspective du déménagement de ses bureaux en ville de Genève sur son nouveau site de Bellevue.
La banque a donc mandaté la CGN pour organiser une telle navette, qui fonctionnerait la semaine, à raison de 10 allers-retours par jour à travers le Petit-Lac. Malheureusement, le bateau diesel choisi par la CGN, disponible pour cette traversée, est construit sur une coque de chalutier, avec 85 tonnes de déplacement d’eau et prévu aujourd’hui pour 200 passagers. Cependant, la dernière étude de rentabilité de la liaison évalue son attrait à une moyenne de seulement 12,5 usagers par trajet. En fonction de ses dimensions il ne pourrait accoster en rive gauche qu’au débarcadère de Corsier-Port. Le problème, c’est qu’il se trouve à seulement 35 m du site lacustre palafittique de Corsier-Port, inscrit depuis 2011 au patrimoine mondial de l’UNESCO. Or, ce site archéologique est un des 111 éléments d’un objet en série de sites du même type, distribués dans les six pays autour des Alpes.
Pour éviter de passer 20 fois par jour sur la zone cœur du site UNESCO, et garantir son intégrité, l’Archéologie cantonale genevoise exige que le bateau effectue une manœuvre de rebroussement, et au retour reprenne la même ligne qu’il avait prise à l’aller. Or cette manœuvre, facilement réalisable par lac calme, serait très délicate voire dangereuse avec un lac agité par vent du nord-est.
Pour le moment la CGN n’offre pas la garantie de réaliser systématiquement cette manœuvre d’évitement, mais cherche plutôt des arguments pour traverser le site classé par tous les temps. Ainsi, le site archéologique subirait inévitablement des atteintes irréversibles, à court ou moyen termes, avec cette fréquence de trajets et ce type de bateau.
Une telle situation reviendrait à menacer la conservation du site de Corsier-Port, et ainsi risquer le retrait de l’ensemble de l’objet sériel UNESCO, dans les six pays associés à cette inscription. Un tel retrait serait catastrophique pour l’Office fédéral de la culture, qui avait conduit avec succès le dossier d’inscription à l’UNESCO entre 2004 et 2011. Les conséquences diplomatiques et politiques pour la Suisse seraient désastreuses, mais produirait aussi un dégât d’image considérable pour le canton de Genève, s’il laissait ainsi détruire à petit feu le site palafittique le plus emblématique des rives du Léman.
Pourtant, d’autres solutions existent pour réaliser une traversée lacustre du Petit-Lac plus rentable, avec un bateau plus adapté, et plus écologique, mais surtout avec un débarcadère en rive gauche plus attractif pour les pendulaires et sans menacer un site du patrimoine mondial. Nous encourageons vivement les autorités genevoises, ainsi que l’Office fédéral de la culture et, en définitive, l’Office fédéral des transports à ne pas accorder cette concession problématique à cette nouvelle ligne lacustre, actuellement à l’examen à Berne. Mais, en revanche, plutôt encourager une solution plus adéquate et plus attractive, pour le plus grand nombre de citoyens.
Pierre Corboud, archéologue et préhistorien, Association Palafittalp