Clash à la SDN à Genève avec le maréchal polonais Jozef Pilsudski

Claude Bonard
20 janvier 2025

Né le 5 décembre 1867 à Zułowo en Lituanie sous la domination russe dans une famille d’ancienne noblesse polono-lituanienne Jozef Pilsudski est depuis la création des légions polonaises qui s’illustrèrent au cours de la Première Guerre mondiale la figure tutélaire de la jeune République de Pologne. En novembre 1918, il prend la tête des forces polonaises et devient chef d’Etat provisoire. Il conduisit en 1919-1921 l’armée polonaise lors de la guerre contre les bolcheviks, avec l’appui d’une mission militaire française. En mai 1923, il abandonne le commandement de l’armée et vit retiré dans sa propriété de Solejuvek près de Varsovie. Irrité par l’instabilité des gouvernements démocratiques de la Pologne et l’anarchie croissante qui mine les structures de la nation, Pilsudski s’empare du pouvoir par le coup d’Etat du 12 mai 1926. Pilsudski soutenu par l’appareil militaire des anciens légionnaires désigne le nouveau premier-ministre en la personne de Monsieur Kazimierz Bartel et prend le portefeuille de Ministre des Armées. Après de nombreuses tractions en coulisses, le premier ministre Bartel propose la candidature d’Ignacy Moscicki – par ailleurs citoyen suisse – au poste de président de la République. Peu après, le gouvernement Bartel est renversé et Moscicki demande à Pilsudski de former un nouveau gouvernement. Le premier gouvernement Pilsudski durera d’octobre 1926 à juin 1928. Pilsudski sera appelé une seconde fois aux affaires en 1930. Les problèmes auxquels le nouveau gouvernement polonais est confronté sont nombreux, la Pologne étant constituée d’une mosaïque de minorités nationales. Il convient aussi de faire face à l’afflux de réfugiés juifs fuyant les persécutions des Russes «blancs» et les pogroms d’Ukraine. Une nouvelle fois, la vie politique de la Pologne se caractérise par des tensions extrêmes affaiblissant la nation. En 1936 se crée sur les bords du Léman le « Front de Morges ». Les généraux polonais Sikorski et Haller ainsi que le leader du parti paysan Wincenty Witos vinrent à Riond-Bosson, la propriété du pianiste et homme politique Ignacy Paderewski afin de jeter les bases d’une opposition crédible capable de se faire entendre en Pologne.

En matière de politique étrangère, la situation de la jeune République de Pologne n’est pas simple. Il lui faut à la fois gérer des relations délicates et conflictuelles avec La Lituanie, la Silésie et l’Ukraine, sans compter le problème majeur qui empoisonnent déjà la politique étrangère de la Pologne depuis 1931 dans ses rapports avec l’Allemagne, à savoir le problème du statut de la ville de Dantzig, en lien avec la construction par les Polonais, du port voisin de Gdynia.

En 1926, les relations polono-lituaniennes sont au plus mal en raison de l’attitude du premier ministre Augustinas Woldemaras, qui a pris le pouvoir le 17 décembre 1926 par un coup d’Etat. Woldemaras, soutenu par l’Allemagne et la Russie, accuse la Pologne d’avoir des visées expansionnistes sur la Lituanie. Il est vrai que depuis l’annexion de Vilnius par la Pologne le 9 octobre 1920, les relations entre les deux pays sont exécrables. En 1927, la situation se dégrade encore plus et la Lituanie est quasiment en état de guerre avec la Pologne. La Lituanie saisit la SdN et porte plainte contre la Pologne. A son tour, Varsovie adresse une note diplomatique aux principales puissances membres de la SdN réfutant le 29 novembre 1927, la thèse de l’agression et du complot. Afin d’apaiser les tensions, Pilsudski en personne décide de se rendre à Genève dans le courant du mois de décembre.

Le Journal de Genève consacra un article à la visite du maréchal à Genève en 1927 ( cf. édition du 9 juin 1935 voir www.letempsarchives.ch). Cet article fut publié peu après le décès du maréchal Pilsudski le 12 mai 1935. Voici la relation que donne le journaliste polonais Konrad Wroz du séjour genevois de Pilsudski :

« Nous sommes en décembre. Il est midi. Un train arrive en gare de Genève. Une des voitures de couleur vert fonçé, plus grande que les autres, est le wagon-salon du maréchal. La délégation polonaise, des délégués étrangers, la colonie polonaise, et les journalistes internationaux sont venus saluer le maréchal. Le voilà qui descend, ayant à ses côtés son chef de cabinet, Monsieur Joseph Beck, aujourd’hui ministre des affaires étrangères, au grand hôtel des Bergues. La délégation polonaise occupait les pièces portant les numéros 111, 112 et 112a. Le numéro 13 n’existe pas dans les hôtels suisses. Mais comme c’est le chiffre favori du maréchal, on a changé l’écriteau, en apposant sur la porte de sa chambre le chiffre 113.Le colonel Beck monta en auto en compagnie du conseiller de l’ambassade de Pologne à Paris, M. Muehlstein, pour déposer chez tous les délégués une carte de visite où figuraient ces deux mots : JOZEF PILSUDSKI. Rien que le prénom et le nom, aucun titre. Quelques heures plus tard, les délégués étrangers fourmillaient dans le hall de l’hôtel des Bergues.

Le maréchal a parlé de l’affaire lituanienne aux délégués des puissances. Il a montré une carte postale qu’on n’a pas pu envoyer de Pologne en Lituanie, à sir Austen Chamberlain, qui n’a pas été peu étonné d’apprendre qu’en plein Xxe siècle, à l’âge de la radio, il pût exister encore des Etats aux frontières hermétiquement closes.»

Pendant son bref séjour genevois ( un jour et demi), Pilsudski rencontre plusieurs personnalités dont Aristide Briand, Chamberlain, Stresemann et le rapporteur de la SDN sur le conflit polono-lituanien, le hollandais Belaerts von Blokland. Pilsudski tint à Monsieur Belaerts von Blokland, par ailleurs ministre des affaires étrangère de Hollande, un discours fort peu diplomatique, lui déclarant abruptement: «Je me refuse de croire que vous soyez capables de faire quoi que ce soit d’une manière expéditive. Vous autres, vous êtes des civils et les civiles se complaisent aux bavardages.» www.letempsarchives.ch)

La suite des discussions se déroule toujours dans un climat très tendu. Pendant les deux jours qui suivent, le différend polono-lituanien fait l’objet des discussions du Conseil de la S.d.N. C’est alors qu’un événement de l’histoire locale vient compliquer une situation qui l’était déjà suffisamment. En effet, en raison de la commémoration de l’Escalade, le Conseil décide d’ajourner ses travaux, lesquels ne devraient reprendre que le lundi suivant …Cette décision décida Pilsudski à quitter Genève sans délai. Le Conseil de la S.d.N prit fort mal la réaction de Pilsudski et une séance extraordinaire à laquelle le maréchal assista en compagnie du colonel Beck fut convoquée pour éteindre l’incendie diplomatique causé par la décision d’ajourner les travaux en raison de la commémoration de l’Escalade. C’est au cours de cette session qu’est élaboré un compromis qui apaise pour un temps la crise entre la Pologne et la Lituanie.

La résolution adoptée par le Conseil le 10 décembre 1927 recommande aux deux gouvernements d’entamer des négociations directes afin d’arriver à l’établissement de relations «de nature à assurer entre les deux Etats, la bonne entente dont la paix dépend.» Cette décision ne sera pas suivie d’effets et ne constitua qu’un répit de courte durée car en 1935, au moment de la mort de Pilsudski, le contentieux entre les deux nations était toujours aussi aigu. Ce n’est qu’en 1938 que le différend polono-lituanien sera résolu et le Journal de Genève s’en fait largement l’écho dans son édition du 22 mars 1938. Avant de quitter Genève en décembre 1927, Pilsudski déclare à Aristide Briand:

«L’action de la Société des nations sera toujours entachée de faiblesses dans toutes les questions concernant l’est européen.» Il devait aussi ajouter que «la Société des nations devrait avoir pour siège une ville située plus près du centre de l’Europe, afin d’avoir plus d’influence sur les problèmes touchant sa partie orientale.» ( www.letempsarchives.ch)

Claude Bonard

Ancien officier spécialiste au sein du Service historique de l’armée suisse. Ancien Secrétaire général de la Chancellerie d’État de Genève.

Sources:

Archives du Journal de Genève consultables en ligne :

(www.letempsarchives.ch)

Diverses notes sur les relations de Genève avec la Pologne, Archives d’Etat Genève, cote C 113 385-386

David Paul, L’Esprit de Genève, histoire de la Société des Nations, Genève, Slatkine, 2000, 351 p.

Jedrzejewicz Waclaw, Jozef Pilsudski, une biographie, Lausanne, Editions l’âge d’homme, 1986, 268 p.

Société polonaise d’histoire, Pologne-Suisse, recueil d’études historiques, avec l’appui de l’Institut Mianowski, Varsovie, Lwow, 1938, 171 p.

Photo : le maréchal Pilsudski lors d’une réception dans sa propriété de Solejuvek près de Varsovie. Collection CB

1 commentaire

  1. Merci pour ces explications toujours intéressantes et documentées que nous avons toujours beaucoup de plaisir à découvrir !

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