La vérité est-elle tolérable dans notre pays ? Réflexions autour d’une réaction abusive de Christophe Vuilleumier

Sarah Osman
8 juin 2025

A la demande de Christophe Farquet, l’AEHR publie sa réponse à l’article de blog de Christophe Vuilleumier. En tant qu’association d’historien-les profesionnel-les, nous ne nous prononçons pas sur l’objet de cette controverse, mais nous tenons à montrer que le débat est au coeur de notre discipline dans laquelle il n’existe jamais une seule vérité.

Il fut un temps où les travaux de la Commission Bergier étaient vus comme une atteinte à l’honneur de notre pays. Ce temps est révolu. Désormais, le consensus mémoriel veut que des fautes essentielles commises par la Suisse lors de la Seconde Guerre mondiale aient été mises au jour par la Commission. Que ce soit pour éviter d’effriter ses interprétations ou pour éluder toute nouvelle discussion sur ce sujet délicat, beaucoup estiment ainsi à tort qu’on ne doit plus toucher à ses conclusions – ou pire, faudrait-il plutôt dire, à une caricature à l’effet grossissant des 11 000 pages publiées au début des années 2000. La récente contribution de Christophe Vuilleumier (Le Temps, 15 mai 2025[2]) sur les profits des banques suisses pendant la Seconde Guerre mondiale est symptomatique de cette attitude défensive, menant très souvent à des contre-sens et à une impossibilité d’aborder les questions de fond.

M. Vuilleumier a cru devoir réagir à un article (Le Temps, 8 mai 2025) dans lequel l’auteur de ces lignes exprimait la thèse que la prospérité exceptionnelle de la Suisse durant les Trente Glorieuses n’a pas foncièrement dépendu des affaires effectuées avec le IIIe Reich pendant la Seconde Guerre mondiale. Au lieu de débattre de cette idée, somme toute fort raisonnable, il a dit ressentir un « malaise » à la lecture du texte, pensant que l’article visait à dédouaner la Suisse de son passé en dissimulant les opérations douteuses menées par les banques helvétiques avec le régime nazi. C’est là une grave contre-vérité.

Ce même article concluait en effet que, puisque la prospérité de la Confédération helvétique n’a pas été fondamentalement stimulée par ses rapports pendant la guerre avec l’Allemagne nazie, cela impliquait naturellement que la Suisse aurait eu la capacité de limiter ces opérations. Cette réflexion complétait une autre interprétation, présentée dans une précédente tribune du Temps, dans laquelle il avait été expliqué que ce n’étaient pas ces affaires bancaires (en particulier les achats d’or de la BNS) qui avaient permis de sauver la Suisse d’une invasion. De ces deux articles, il en découlait logiquement le bilan suivant : la Confédération avait la marge de manœuvre économique et politique d’être moins compromise vis-à-vis de l’économie de guerre allemande. On le voit, ce constat ne dédouane aucunement la Suisse de son passé !

M. Vuilleumier a poursuivi son propos en avançant des faits amplement connus, visant à prouver que les profits engrangés par la place financière suisse auraient été immenses pendant la Seconde Guerre mondiale – à l’encontre de la tendance supposée à les minimiser, attribuée à l’auteur de ces lignes. Or, ce qui frappe dans sa démonstration, c’est son incapacité à donner une quelconque signification aux données exposées. Un travers réel des travaux de la Commission Bergier résidait déjà dans un manque de hiérarchisation des informations, ce qui a contribué à obscurcir la discussion publique (en particulier, son vol. 13). En ce cas, ce défaut est poussé jusqu’à l’absurde.

M. Vuilleumier, qui n’est pas spécialiste du sujet, cite en effet, pêle-mêle, différentes statistiques ponctuelles sans essayer aucunement de les pondérer. Comme si évoquer des millions seraient pour lui une preuve suffisante à l’appui de son argument ! A ce titre, si la BNS a bien engrangé un profit de 18,4 millions CHF grâce à ses achats d’or à la Reichsbank, ce chiffre n’est ni élevé au regard du montant des opérations, ni du tout exceptionnel dans son contexte historique. Les séries statistiques démontrent que, malgré ces transactions, le bénéfice annuel de la banque centrale, à parité de pouvoir d’achat, a eu tendance à décliner pendant la guerre. Concernant les banques commerciales, M. Vuilleumier se contente de même d’aligner les chiffres les uns après les autres, portant soit sur le montant de certaines affaires ou de certains profits : les 9,2 millions CHF de devises portugaises fournies par le Crédit Suisse et la SBS à la Reichsbank à la mi-1941, ensuite les 150 millions CHF par Leu en 1941-1942, et enfin les 122 millions – de dollars cette fois-ci, mais dans les années soixante – obtenus par l’UBS dans le cadre du règlement d’une affaire liée à la guerre (Interhandel).

Cet inventaire ne prouve rien : il ne fait que rappeler que les banques helvétiques ont fait des affaires avec le IIIe Reich, ce qui a effectivement généré parfois des profits, significatifs ou non en fonction des cas – toutes ces évidences étant déjà exposés explicitement dans l’article initial. Face à ces exemples, il convient toutefois de se souvenir que le système financier autarcique de l’Allemagne nazie n’était pas favorable aux banques suisses et que, par conséquent, celles-ci ont aussi essuyé au même moment d’importantes pertes, notamment en raison de leurs avoirs bloqués dans le Reich depuis la Grande Dépression. Entre 1937 et 1945, les créditeurs helvétiques, dont les établissements bancaires, laissent dans ce type d’opérations la somme considérable de 850 millions CHF, soit l’équivalent d’un douzième du PIB de l’époque, ce qu’on pourra mettre en regard des montants précédents.

Qu’en est-il dès lors des résultats globaux de la place financière suisse durant la guerre ? C’était la vraie question posée dans mon précédent article. Pour y répondre succinctement, une statistique macroéconomique offre, à elle seule, un meilleur aperçu que la démonstration maladroite de M. Vuilleumier. Entre 1939 et 1945, la valeur cumulée des bilans des banques suisses décroît, en termes réels, de 22%. Si la guerre a ouvert quelques opportunités de profit, que les banques suisses n’ont pas hésité à exploiter sans égard pour les implications morales ou politiques de leurs opérations, elle n’a donc pas correspondu, dans l’ensemble, à une phase propice pour leurs affaires. Telle est, non pas une opinion parmi d’autres, mais la seule vérité sur ce sujet.

Christophe Farquet[1]


[1] Docteur en histoire contemporaine suisse à l’Université de Lausanne, Christophe Farquet est spécialiste de l’histoire bancaire et de l’histoire des relations extérieures. Il a notamment publié sur le sujet : La défense du paradis fiscal suisse avant la Seconde Guerre mondiale. Une histoire internationale, Neuchâtel, Alphil. 2016, 544 pages et Histoire du paradis fiscal suisse, Expansion et relations internationales du centre offshore suisse au XXe siècle, Paris, Presses de Sciences-Po, 2018, 324 pages. Son dernier article universitaire porte sur les relations économiques entre la Suisse et les Alliés au début de la Seconde Guerre mondiale.

[2] L’article du Temps est lui-même un résumé d’une entrée du blog de l’AEHR, publiée quelques jours plus tôt, par le même auteur.

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