L’article de Christophe Farquet sur la croissance de la Suisse au travers de ses relations avec le IIIe Reich est-il tolérable ? Question ouverte

Christophe Vuilleumier
8 mai 2025

Dans son article « La Suisse s’est-elle enrichie grâce à ses relations avec le IIIe Reich? Une vérité capitale », paru dans le Temps du 8 mai 2025, Christophe Farquet laisse clairement entendre que ni la BNS, ni les banques privées n’ont profité des relations économiques de la Suisse avec Berlin pendant la Seconde guerre mondiale[i]…. Avec tout le respect dû à un collègue, il n’est guère possible de ne pas réagir à de tels propos.

Si l’auteur concède brièvement et sans donner plus de précisions : « Même si les opérations sur devises avec l’Allemagne nazie ont ouvert quelques opportunités juteuses de profits, ce que les établissements bancaires ne se sont bien entendu pas non plus empêchés d’exploiter », il termine son texte en assénant des mots qui ne peuvent laisser de marbre : « Autrement dit, si elle avait pu sauvegarder son indépendance en restreignant ses rapports financiers avec l’Allemagne nazie – et elle était en mesure de le faire –, sa richesse n’en aurait pas été foncièrement affectée. Telle est l’autre vérité, incontestable, au sujet de notre pays durant la Seconde Guerre mondiale. » Rien n’est moins certain !

Ces propos ambigus de Christophe Farquet créent un sentiment de malaise particulièrement difficile à réprimer. Voudrait-on dédouaner notre pays de son passé en jouant sur des statistiques que l’on ne s’y prendrait pas autrement ! Cet auteur ne prend pas la peine d’évoquer le rapport Bergier – qu’il aura sans doute lu – lequel indique notamment que « Lorsque les Etats-Unis et l’Allemagne bloquèrent réciproquement leurs avoirs, il ne resta à l’Axe, notoirement à court de devises, que le franc suisse comme monnaie d’échange pour ses achats d’armements sur le marché européen. »[ii] Un rapport qui signale également que « Les prestations économiques de la Suisse, d’une manière générale, intéressaient l’Axe plus que les Alliés, qui disposaient de ressources autrement plus importantes dans leur course aux armements. Le blocus continental imposé par les Alliés forçait l’Allemagne et l’Italie à exploiter à fond le potentiel économique de l’Europe. Elles parvinrent presque entièrement à tirer profit de celui de la Suisse dès le moment où elles l’encerclèrent et établirent un contre-blocus »[iii]. La recherche a progressé depuis lors pourra-t-on prétexter ! Certes, mais ses résultats ne plaident guère en faveur des thèses de Christophe Farquet ; des recherches qui ont permis, par exemple, de découvrir récemment de nouveaux comptes bancaires dissimulés auprès de feu le Crédit Suisse par des nazis[iv].

L’article de Christophe Farquet – même si l’on peut envisager que ce dernier ait espéré un effet de manche d’un texte aussi disruptif en jouant sur les mots et les chiffres – choque ; il choque donc en sous-entendant que les relations économiques et financières de la Suisse avec le IIIe Reich furent, au pire, anecdotiques…

Car en sa qualité de plaque tournante de l’or, la Suisse a joué un rôle essentiel pour la Reichsbank puisque la Suisse était pratiquement le seul pays par l’intermédiaire duquel l’Allemagne pouvait se procurer des devises moyennant de l’or durant la guerre. Une réalité telle que la Suisse fut le principal destinataire des livraisons d’or allemandes. Les banques suisses servirent ainsi d’intermédiaires pour procéder à des paiements substantiels dans des pays tiers. Relativement limités au début de 1940, les envois d’or destinés à la BNS augmentèrent progressivement. Les livres de comptes de la Reichsbank indiquent que ces livraisons d’or aux banques suisses totalisèrent pour 1940-1941 quelques 166,3 millions de francs. La Société de Banque Suisse en reçut la majeure partie, à savoir 110,3 millions de francs, alors que l’Union de Banques Suisses prit livraison d’un total de 31,8 millions de francs. Ces dépôts atteignirent leur maximum en 1943 avant de diminuer progressivement[v].

Entre 1939 et 1945, Les livraisons de la Reichsbank aux différents dépôts gérés par la BNS s’élevèrent à un montant total de 1’638 millions de francs. De ces livraisons, la BNS acquit de l’or pour un montant de 1’231 millions de francs. La Reichsbank vendit le reste à différentes autres banques possédant un dépôt à Berne. Si l’on considère les années de guerre dans leur ensemble, il s’avère, à en croire les rapports annuels, que le bénéfice brut de la BNS s’éleva au total à 86,1 millions de francs. Selon sa propre comptabilité, la BNS retira un bénéfice de 18,4 millions de francs (4,3 millions de dollars) du commerce d’or qu’elle effectua pendant la guerre avec la Reichsbank.

Le dossier du tungstène

Les opérations bancaires orchestrées par le IIIe Reich servirent plusieurs buts et notamment le financement de l’achat de tungstène. Une matière à ce point stratégique qu’Hitler lui-même se tenait informé du niveau des stocks et suivait les négociations du ministère des Affaires étrangères en vue d’assurer les exportations du métal depuis la péninsule ibérique.

Pour mieux comprendre le contexte, il faut rappeler que l’utilisation du tungstène a révolutionné l’histoire de la métallurgie du XXe siècle. La société Krupp à Essen, célèbre fabricant allemand d’armes depuis le XIXe siècle, détenait depuis 1926 un brevet stratégique pour fabriquer l’alliage métallique le plus dur qui existe – le Widia – acronyme en allemand pour «wie Diamant». L’utilisation de cet alliage, qui comporte une bonne part de tungstène, est essentiellement destinée aux outils de coupe, de perçage ou de polissage des machines-outils. Il permet notamment de réduire drastiquement le temps de fabrication des armes et des munitions. Les experts allemands allèrent jusqu’à dire que, sans l’utilisation de Widia, l’Allemagne n’aurait pas pu être prête à faire la guerre en 1939. Alors que le façonnage de certaines pièces d’obus nécessitait quelque 220 minutes durant la Première Guerre mondiale, ce n’est plus que 6 minutes durant la Seconde Guerre mondiale en utilisant des machines disposant de Widia. Sans tungstène, impossible donc de mener une guerre moderne de haute intensité comme l’Allemagne la livra à partir de 1939[vi].

Mais le tungstène servit également sur les champs de bataille à l’armée allemande. Celle-ci disposait en effet d’un type d’obus révolutionnaire développé également par Krupp. Le cœur du projectile était en l’occurrence formé de carbure de tungstène qui, en raison de sa très grande densité, constituait alors le métal le plus efficace pour percer les blindages des chars ennemis. Les troupes allemandes expérimenteront le succès ravageur de cette arme sur les champs de bataille d’Afrique du Nord. Puis, dès juin 1941, les tankistes soviétiques périront par centaines en raison de ces obus perforants, ceci alors qu’ils disposaient d’un char avec un blindage beaucoup plus épais que les chars allemands du moment.

Pour acheter le tungstène au Portugal, l’Allemagne nazie utilisait la discrète et bien disposée place financière suisse en passant dans un premier temps par les grandes banques suisses, puis, dès octobre 1941, exclusivement par la Banque nationale suisse. La Reichsbank obtint ainsi des précieux francs suisses, librement échangeables contre d’autres monnaies. Les deux principales banques du moment, la Société de Banque Suisse et le Crédit Suisse, participèrent aux affaires sur escudos, en procurant à la Reichsbank entre août et début octobre 1941, respectivement 32 et 20 millions de la devise portugaise, soit environ 9,2 millions de francs suisses de l’époque. Une autre banque filiale du Crédit Suisse, le Crédit Foncier Suisse, participa également aux achats allemands de tungstène. Mais c’est la plus ancienne banque zurichoise, la banque Leu & Co., qui allait fournir le plus massivement des escudos à la banque centrale allemande[vii]. Entre août 1941 et juin 1942, elle lui mit à disposition 1 milliard d’escudos, équivalant à 150 millions de francs suisses de l’époque. Un montant considérable qui allait permettre au Reich de financer aisément ses achats stratégiques de tungstène au Portugal.

La direction de la banque Leu & Co connaissait bien le rôle stratégique qu’elle jouait alors pour le compte de l’économie de guerre allemande. Karl Türler, un des membres du conseil d’administration, souligne ainsi début 1943, lors d’une réunion confidentielle avec la direction, que Leu assume désormais des opérations «quasi en tant qu’agent de la Reichsbank» qui «relèvent d’affaires liées à la guerre». Il ajoute que ces opérations sont par conséquent «particulièrement risquées». C’était bel et bien le cas, puisque les autorités britanniques furent rapidement informées par le biais de leur réseau d’espionnage de l’ampleur de ces opérations. A l’été 1942, Leu & Co. était ainsi menacée par les Alliés d’être mise sur les listes noires des entreprises suisses collaborant étroitement avec les nazis. La banque cessa donc ses opérations sur escudos, mais livra dès lors à la Reichsbank des liasses de billets de banque envoyés à Berlin, notamment des pesetas espagnoles, pour payer le tungstène de contrebande. Les responsables de Leu & Co. de remarquer alors que ces transactions de guerre rapportent des «bénéfices extraordinaires». Elles allaient en effet constituer environ la moitié des revenus de la banque pour l’année 1943[viii].

Et si les opérations financières des banques suisses ont aidé le IIIe Reich à se procurer le précieux tungstène à un moment décisif du conflit : à savoir au moment de l’attaque contre l’Union soviétique, il est surtout possible de prétendre que les opérations sur devises de Leu & Co., du Crédit Suisse ou encore de la SBS ont contribué à renforcer de manière décisive l’appareil militaro-industriel de l’Allemagne nazie.

L’affaire Interhandel

Sans évoquer le dossier des fonds nazis dissimulés en Suisse, il convient de citer une autre affaire que Christophe Farquet devrait pourtant connaître, celle d’Interhandel, succursale fondée à Bale en 1929 par l’entreprise allemande active dans la chimie IG Farben dans le but de procéder à des investissements dans des sociétés étrangères. Interhandel devait être « helvétisée » entre 1937 et 1940 au travers d’une succession de rachats d’actions, afin de protéger aux Etats-Unis les anciennes filiales d’IG Farben, comme American IG, qu’elle contrôlait[ix]. Et pour cause, IG Farben, qui promouvait et soutenait financièrement le NSDAP ne cachait pas ses opinions. De plus en plus radicalisée, cette entreprise alla même jusqu’à financer le camp d’Auschwitz III Monowitz où elle se livra à des expériences sur les malheureux détenus, produisant par ailleurs le gaz Zyklon B destiné à la SS et utilisé pour gazer les Juifs.

Les autorités américaines estimèrent que le rachat d’Interhandel destiné à rendre cette dernière politiquement correcte était peu crédible et, en conséquence, confisquèrent les filiales américaines d’Interhandel après l’entrée en guerre des USA en 1942, les accusant de dissimuler des intérêts allemands. Les autorités suisses, qui partageaient cette opinion, soumirent alors les firmes concernées à une révision approfondie en 1945-1946, aboutissant à la réalisation du rapport Rees ; un rapport dont le Conseil fédéral interdit la consultation publique durant des décennies. Au cours des années qui suivirent la fin de la guerre, un conflit juridico-diplomatique portant sur les avoirs gelés d’Interhandel entre les dirigeants de celle-ci, les Etats-Unis et la Confédération se déroula, plombant à plusieurs occasions les relations diplomatiques[x].

L’Union de banques suisses allait offrir une solution en rachetant la majorité des actions du holding après avoir acquis environ 50% de ses actions au cours des années précédentes, et s’assurant les deux cinquièmes environ de ses biens aux Etats-Unis, grâce à un accord extrajudiciaire passé avec les autorités américaines en 1963-1965[xi]. L’UBS était-elle déjà experte dans la reprise de vieilles casseroles ? Certainement pas, car la banque allait faire une affaire extraordinaire. L’on sait en effet depuis lors qu’Interhandel obtint 122 millions de dollars en compensation pour les actions saisies des anciennes filiales américaines d’IG Farben, une formidable augmentation de la valeur de ses actions, qui allait propulser l’UBS au premier rang des banques suisses en 1968, et qui fit également de l’UBS l’une des banques les plus solides d’Europe ; un héritage de l’Allemagne nazie qui contribua à alimenter la poursuite de son expansion à la fin des années 1960 et dans les années 1970[xii].

Il serait possible bien entendu de poursuivre la démonstration, mais est-ce vraiment utile ? Les lecteurs estimeront par eux-mêmes la portée des éléments susmentionnés et les aspects du passé que l’on veut mettre en lumière… ou dans la pénombre !


[i] https://www.letemps.ch/opinions/la-suisse-s-est-elle-enrichie-grace-a-ses-relations-avec-le-iiie-reich-une-verite-capitale

[ii] Commission Indépendante d’Experts Suisse – Seconde Guerre Mondiale, La Suisse, le national-socialisme et la Seconde Guerre mondiale, Rapport final, Pendo Verlag GmbH, Zürich 2002, p. 165.

[iii] Ibid, p. 177.

[iv] Sébastien Ruche, «Comment ont été découverts de nouveaux comptes nazis dans le Crédit Suisse des années 1940 », Le Temps, 06.01.2025. https://www.letemps.ch/economie/finance/comment-ont-ete-decouverts-de-nouveaux-comptes-nazis-dans-le-credit-suisse-des-annees-1940?srsltid=AfmBOopcgRswvNVkuMZWJH-IwXqxDNaAf_-qSS4Rj3RnLwsTWowwmTUC

[v] Commission Indépendante d’Experts Suisse – Seconde Guerre mondiale, La Suisse et les transactions sur l’or pendant la Seconde Guerre Mondiale, Rapport intermédiaire, Berne, 1998.

[vi] Rodrigo Lopez Knupfer, « Les banques suisses, le wolfram et les nazis », Le Temps, 2022.

[vii] Commission Indépendante d’Experts Suisse – Seconde Guerre mondiale, La Suisse et les transactions sur l’or pendant la Seconde Guerre Mondiale, Rapport intermédiaire, Berne, 1998.

[viii] Rodrigo Lopez Knupfer, « Les banques suisses, le wolfram et les nazis », Le Temps, 2022.

[ix] Parlement suisse, La Suisse face à son passé. L’affaire Interhandel, 1997. https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=19973034

[x] Mario König: « Interhandel », in: Dictionnaire historique de la Suisse (DHS),

[xi] Cours International de Justice, Interhandel (Suisse c. Etats-Unis d’Amérique). https://www.icj-cij.org/fr/affaire/34

[xii] « L’UBS à nouveau dans le collimateur d’IG Farben », Le Temps,‎ 29 mars 1999

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Chargement du capcha...